La Liberté

Chapitre 12 - La fin d'un règne

Dans les confins de ce monde gît une région que l’on oublie, que l’on veut oublier. Théâtre des querelles et premier signe des évènements qui tâcheront la terre d’une encre noire.

Le craquement d’un lac se faisait entendre dans le lointain comme le cri d’un silence bâillonné. © deviantart.com
Le craquement d’un lac se faisait entendre dans le lointain comme le cri d’un silence bâillonné. © deviantart.com

Kimy Dieu

Publié le 30.10.2023

Temps de lecture estimé : 7 minutes

Article en ligne – Nouvelle «Le vent se levait, soufflait, et projetait dans un océan de blanc des gerbes de glaces sous le regard d’une nuit sans étoile. Le craquement d’un lac se faisait entendre dans le lointain comme le cri d’un silence bâillonné. Le givre n’épargnait rien, sauvegardait tout derrière un miroir aux reflets d’argent. Il gangrenait le sol jusqu’à le faire suffoquer, le mordant de ses crocs glacés. Comme un loup nourri par la faim, il reniflait entre les roches, rongeait ce qu’il y avait à ronger, léchait de sa langue froide et pâteuse les restes épars d’une carcasse de lac et de terre. Les ressources étaient maigres, après tout, qu’y avait-il à chercher lorsque le cœur même d’une région oubliée de tous avait été arraché ?

Il était un dieu que le monde abhorrait. Mais lui-même ne daignait lui accorder le moindre regard, alors le peuple pouvait parler librement, jusqu’au jour où il devrait apprendre à se taire. « Tempus fugit irreparabile. » Il pensait être une exception et le temps n’avait que faire des exceptions. Il était un dieu capricieux, certes. Mais qu’était-ce qu’un caprice lorsque les portes des oubliettes s’étaient ouvertes pour l’accueillir dans des ténèbres sans fin, ni fond ? Il était un dieu en lequel la peur avait planté ses germes. Alors il avait lutté de ses dernières forces, et le voilà qui se tenait debout, le regard perdu dans un horizon que lui seul entrevoyait, devant son dernier acte, sa dernière scène, son ultime scène.

Elle brillait, cette colonne de fumée aux volutes si bleutées. Elle avait englouti le soleil, les étoiles, les larmes, les rires. Elle avait éteint les lumières de toute volonté, fait éclater en morceaux les espoirs qui animaient les esprits. Les nuages avaient couvert le ciel. Avaient-ils toujours été là ? Bientôt, dans son crépuscule, elle ensevelirait les vestiges d’un présent qui tenait encore debout. « Il était parfois tenace », disait-on.

- Eh bien ! C’est une grande surprise que de te voir ici, mon cher Titan. Rassure-toi, tu m’as manqué également, et sache que je serai venu te voir un jour ou l’autre.

- Je n’en doute pas. Mais j’ai préféré écourter l’attente de nos retrouvailles, Lucius. Il faut dire que tu pressais les invitations de tes frères et sœurs, non ?

- C’est vrai, je suis un homme impatient ou un dieu qui n’aime attendre, plaisanta ce dernier de dos. Mais j’ai la chance de compter dans ma fratrie des personnes si aimantes.

- En effet. Que feraient-elles par amour ?

- Elles peindraient un tableau à mes côtés, m’en donneraient les couleurs, jugeraient mes esquisses. Hélas, elles n’aiment pas peindre. Ont-elles jamais touché à un pinceau ?

- Oh oui, elles en ont déjà manié un, à une époque qui a disparu des mémoires, à un temps scellé entre les pages d’une histoire, déclara Titan d’une voix mélancolique, en pointant de son menton la spirale bleutée qui tourbillonnait au loin. Sans doute ces dernières ont déchiré leurs toiles et comptent faire de même avec celles naissantes.

- Qu’elles essayent donc. Mais que celles-ci ne s’étonnent pas de rencontrer des œuvres plus résistantes.

Sur ces paroles, Lucius se tourna vers son frère, dont la figure ne se résumait plus qu’à l’ombre d’un géant. Des jambes soutenaient un corps qui se dissipait dans les nuages du firmament.

- Titan, mon cher Titan, ta grandeur me dépasse. Conquérant des étoiles, tu atteins des sommets. Malheureusement pour toi, il arrive qu’il faille redescendre des monts pour contempler les merveilles qui gisent au sol, ricana Lucius.

La main d’un géant tomba soudain des cieux et frappa de son poing une terre qui craquelait, qui se brisait, qui hurlait. Elle balayait des pans de glace entiers, invoquait des blizzards, espérant étouffer les ardeurs d’un dieu trop présomptueux. Toutefois, la fourberie de celui-ci ne semblait connaître de fin, et lorsqu’un claquement de doigt fouetta l’air de sa force tonitruante, le colosse se figea.

- Qu’est-ce que tu ne ferais pas pour ton peuple, Titan ? Qu’as-tu déjà accompli pour lui, dis-moi ? demanda Lucius à son frère. Eux aussi t’ont délaissé, mais sans doute y avait-il une bonne raison à cela. « Richesse », « pauvreté », serais-tu celui qui aurait instauré ces termes à Gloria ? se plut à rire celui-ci. Voilà ce qu’il en coûte de laisser les hommes à leur sort ; ils vous rejettent, vous exècrent, vous crachent au visage, mais lorsque les temps sont durs, lorsqu’ils craignent pour leur misérable existence, alors là, oui, là, ils vous réclament en dieu miséricordieux, guérisseur de tous leurs maux.

- Tu sembles le découvrir, fit la voix de Titan en vibrant à travers la plaine de glace. Redouterais-tu leur bêtise ?

Un rire traversa la vallée d’hiver, un rire sinistre, fou, un rire où les oreilles les plus attentives auraient pourtant deviné des notes de détresse. Il retentissait dans les mémoires, les esprits, dans une scène figée par la tombée silencieuse des flocons.

- Regarde donc le territoire que tu piétines de ta taille, Titan, observe donc ces étendues infinies où le vide règne en roi. Les Landes ne sont que les Landes, après tout, et sur ces terres, la récolte a déjà été faite. Tu as failli, comme moi, mon cher frère, alors laisse-moi te donner l’occasion de te racheter envers le peuple que tu n’as su protéger, envers Gloria dont tu as serré la corde avec laquelle elle s’est pendue.

Un écho retentit au loin, par-delà les mers, les monts et les marées, parcourant les kilomètres pour vrombir dans les oreilles de celui qui avait manqué à défendre ses terres, son monde, son peuple, le dieu dont le gigantisme avait fait sa petitesse. Une nouvelle colonne était née, dans ses volutes de fumée aux teintes azurées, les souvenirs des hommes se mélangeaient, tournaient et se retournaient à la recherche du sens et de l’ordre qui avaient autrefois guidé leur vie. Seul témoin d’une histoire passée, seule trace dans un décor ruiné par le rien, cette colonne demeurerait à jamais la gardienne d’une vie que l’on avait gommée d’un simple claquement de doigt.

« Gloria, ma chère Gloria, tu souffres, tu as tant souffert. Qui donc t’a conduite à ta perte ? Qui est responsable de tous tes malheurs ? Qui ? Qui ? Qui ? Dans ta chute, aurais-tu perdu la raison ? Gloria, ma chère Gloria, si seulement ton dénouement pouvait connaître une autre fin. Gloria, ma chère Gloria, pardonne-moi. »

Le blizzard se leva soudainement entre Lucius et Titan, emportant dans son sillage les rires de l’un et les pleurs de l’autre. Seul, le colosse se dressait dans le paysage d’une nuit d’hiver, comme une statue abandonnant et abandonnée.»

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