La Liberté

Lucie Coutaz: La femme sans qui l’œuvre de l'abbé Pierre n’aurait jamais existé

Il y a 70 ans, le 1er février 1954, l’abbé Pierre lançait son vibrant appel radiodiffusé en faveur des sans-abri qui mouraient de froid en France. Son «insurrection de la bonté» n’aurait pas été possible sans le soutien extraordinaire d’une femme, Lucie Coutaz. Cofondatrice et directrice administrative du mouvement Emmaüs, elle a été son alter ego durant 40 ans. Portrait.

Lucie Coutaz à Neuilly-Plaisance, en janvier 1954. Après les multiples interventions médiatiques de l’abbé Pierre en faveur des sans-abri souffrant du dramatique «Hiver 1954», l’appel d’Emmaüs sera finalement entendu. © Emmaüs International/Archives nationales du monde du travail, Roubaix.
Lucie Coutaz à Neuilly-Plaisance, en janvier 1954. Après les multiples interventions médiatiques de l’abbé Pierre en faveur des sans-abri souffrant du dramatique «Hiver 1954», l’appel d’Emmaüs sera finalement entendu. © Emmaüs International/Archives nationales du monde du travail, Roubaix.


Pascal Fleury

Publié le 18.01.2024

Temps de lecture estimé : 7 minutes

«J’ai été la trouver en lui demandant de m’aider. Elle a pris deux jours de réflexion, et ça a duré 39 ans. Quand on lui demandait: «Quand êtes-vous entrée à Emmaüs?» elle disait en riant: «Bien avant que ça existe!» Il y a 70 ans, le 1er février 1954, l'abbé Pierre lançait son vibrant appel radiodiffusé en faveur des sans-abri qui mouraient de froid en France. Son «insurrection de la bonté», qui a entraîné une avalanche de dons et permis la construction de nombreux logements d’urgence, n’aurait pas été possible sans le soutien d’une femme extraordinaire, Lucie Coutaz, sa compagne de route durant quatre décennies, qui l’a épaulé dans tous ses combats en faveur des défavorisés.

«Sans Lucie Coutaz, Emmaüs n’existerait pas»
Abbé Pierre

«Sans elle, Emmaüs n’existerait pas. C’est ce qu’affirment tous les compagnons et amis des origines. Et ils disent vrai. En toute vérité, celle qui pour tous fut toujours nommée, avec un exceptionnel respect, «Mademoiselle Coutaz», fut cofondatrice du mouvement né en 1949. Ce que je dois ajouter, c’est que, pour quiconque a connu son tempérament, et ses dons de chef, il est évident qu’il lui fallut un véritable héroïsme quotidien pour, pendant 39 années, et jusqu’aux labeurs de ses dernières journées de vie, n’être toujours agissante que dans l’ombre d’un autre», témoignait l’abbé Pierre, après son décès en 1982.

«Elle était la tête et lui le cœur», commente Sophie Doudet, dans une récente biographie de l’abbé Pierre1. Très tôt, Lucie Coutaz a deviné les épreuves à venir, l’énergie de cet homme qu’il faudrait canaliser. «Elle a soupçonné la fatigue, les doutes, les combats et les révoltes: la transgression permanente au nom de la Justice.» Pour lui, cette militante de gauche de 13 ans son aînée, toute «de bonté et de courage», lui était envoyée par Dieu. Elle sera donc sa secrétaire attentive, son administratrice efficace, sa conseillère et confidente, son soutien dans la maladie, ce «si beau don de Dieu à ma vie», comme il l’écrira en 1987 dans une lettre à ses neveux.

«Miraculée» de Lourdes

Née en 1899 à Grenoble d’un père ouvrier agricole puis cantonnier, Lucie Coutaz est engagée à 16 ans comme secrétaire aux pâtes Lustucru puis chez Cartier-Millon. Mais de terribles douleurs dorsales l’empêchent de soulever les lourds classeurs de facturation. Dans ses souvenirs d’enfance, publiés après sa mort dans la revue Faims et soifs des hommes (No 66, sept. 1982), elle explique qu’un médecin lui impose «l’immobilité» après lui avoir diagnostiqué le mal de Pott dans les vertèbres dorso-lombaires. «J’ai vécu pendant des années sur une planche. Ce n’était pas drôle», écrit-elle. Après quatre ans de souffrance, en désespoir de cause, elle se rend à Lourdes. C’était en septembre 1921. «Un certain jour, comme j’étais sortie de la piscine et qu’on m’avait amenée à la grotte, j’ai senti un bien-être extraordinaire, une paix magnifique», confie-t-elle. Elle peut alors abandonner le «carcan» de son corset orthopédique. Le «miracle» n’est pas homologué, mais la conforte dans sa foi. Elle reprend son travail de secrétaire puis devient responsable permanente des syndicats CFTC de l’Isère.

L'abbé Pierre et Lucie Coutaz en Terre sainte, en 1959. © Emmaüs International/Archives nationales du monde du travail, Roubaix.

Pendant la guerre, Lucie Coutaz s’engage à l’Office social de renseignements et devient l’une des plus actives militantes du Comité interrégional de liaison des organisations syndicales chrétiennes, fondées en réaction aux mesures de Vichy. C’est dans ce contexte qu’en mars 1943, l’abbé Pierre, alors vicaire de la cathédrale de Grenoble, lui rend visite, «son chapeau enfoncé sur le nez». «Il m’a dit qu’il faisait secrètement un bulletin pour les jeunes qui avaient pris le maquis, et venait me demander de l’aider», raconte Lucie, alias «La Chèvre» ou «Louise» dans la Résistance (lire ci-dessous). Tandis qu’il fait passer des réfugiés juifs vers la Suisse, elle dactylographie et polycopie plusieurs éditions de L’Union patriotique indépendante. «Dorénavant, on ne parla plus de l’abbé Grouès (son vrai nom, ndlr). On utilisa ses pseudonymes, dont finalement celui de Pierre», souligne-t-elle dans un rare ouvrage de sa plume sur les débuts d’Emmaüs2.

Voyage de l’abbé Pierre au Liban, avec Lucie Coutaz, en janvier 1959. © Emmaüs International/Archives nationales du monde du travail, Roubaix.

L’étau se resserre bientôt sur l’abbé résistant. Il doit quitter Grenoble pour Lyon, Paris et finalement l’Afrique du Nord. Le tandem se recroise par hasard au début 1945 à la gare de Lyon. L’abbé sollicite ses talents de secrétaire pour le seconder dans ses activités d’aumônier de la marine et de conférencier pour le Ministère de l’information. Elle lui donne un «oui, si plein de sacrifices», selon ses termes. Une collaboration mûrement réfléchie, pour la vie.

Le premier compagnon

Lorsque en octobre 1945, l’abbé Pierre est élu député de Meurthe-et-Moselle à l’Assemblée nationale constituante, elle devient son assistante parlementaire. Elle l’accompagne dans les congrès mondialistes et pacifistes et s’implique à titre personnel. Elle s’investit aussi dans les œuvres sociales que le binôme met sur pied, dès 1947, dans une vieille bâtisse de Neuilly-Plaisance, rafistolée d’abord en Auberge internationale de jeunesse avant de devenir le premier centre du mouvement Emmaüs. C’est elle qui, en été 1949, en l’absence de l’abbé Pierre alors en congrès en Suède, va accueillir le premier compagnon d’Emmaüs, Georges Legay, un homme désespéré qui voulait se suicider.

Auberge maternelle Les Peupliers à Neuilly-Plaisance. Visite de l’abbé Pierre et Lucie Coutaz, en 1957. © Emmaüs International/Archives nationales du monde du travail, Roubaix.

Avec elle, l’abbé Pierre va accueillir toujours plus de compagnons, leur rendant leur dignité en les impliquant dans la construction d’abris pour les sans-logis ou en les sollicitant comme chiffonniers. «A leur contact, l’abbé apprend ce qu’est la vraie misère. Le choc a été sans doute rude pour lui. Davantage que pour Lucie Coutaz, moins romantique», observe Pierre Lunel3, qui a consacré plusieurs ouvrages à l’abbé Pierre.

C’est avec ces «cabossés de la vie», certains alcooliques et violents, que doit vivre la maîtresse de maison. «Mademoiselle Coutaz en a souffert», témoigne un des premiers volontaires d’Emmaüs. Mais s’ils la qualifiaient de «terreur» ou de «dragon», ils la respectaient. «Pour une emmerdeuse, c’est une emmerdeuse, Lucie. Mais pour un mec, c’est un vrai mec!» commentait un chiffonnier. C’est devenu sa vie, jusqu’au dernier souffle en 1982: «Savoir semer sans attendre soi-même les résultats. Accepter que ce soient les autres qui récoltent les fruits de son travail. Cela est à réapprendre tous les jours.» Une incroyable leçon d’humilité.

Une résistante courageuse décorée de la Croix de guerre

Carte de combattant volontaire de la Résistance (original, délivré le 24 mai 1954 à Grenoble au nom de Mlle Lucie Coutaz-Repland et signé Coutaz-Repland). © Emmaüs International/Archives nationales du monde du travail, Roubaix.

Sous le couvert de l’Office social de renseignements grenoblois, où elle informait les salariés sur les nouvelles dispositions du régime de Vichy concernant les retraites et les assurances sociales, Lucie Coutaz recevait quotidiennement des personnes ayant besoin de services et de renseignements plus «particuliers»: Il s’agissait d’officiers de l’Armée secrète et d’agents de liaison de secteurs des maquis. «Le bureau était devenu une plaque tournante de la Résistance», raconte-t-elle dans son ouvrage 40 ans avec l’abbé Pierre2. Le général Alain Le Ray, responsable militaire de l’organisation du Vercors puis commandant FFI de l’Isère en garde le souvenir d’une «militante de qualité solide et une femme de conviction». Son rôle de combattante «héroïque», comme le soulignera l’abbé Pierre dans une épitaphe manuscrite, s’est développé en parallèle aux hauts faits de l’ecclésiastique. Alors que le vicaire de la cathédrale de Grenoble officiait secrètement comme passeur vers la Suisse, offrant la liberté à des réfugiés juifs mais aussi à Jacques de Gaulle, le frère handicapé du général, elle servait d’agent de liaison pour les maquis de l’Isère. Son action, qui s’est prolongée jusqu’en août 1944, lui a valu une citation à l’ordre du régiment comme «résistante de la première heure, qui s’est dévouée plus de quatre ans, n’hésitant pas à courir les plus grands risques malgré des alertes fréquentes». Pour son courage, le colonel Descour lui a attribué la Croix de guerre avec étoile de bronze.

>1Sophie Doudet, L’abbé Pierre, Ed. Gallimard, 2022.2Lucie Coutaz, 40 ans avec l’abbé Pierre, Rééd. Le Centurion, 1989.3Pierre Lunel, L’abbé Pierre intime, Ed. Plon, 2023.


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